LE MONDE DANS 50 ANS : L’INTELLIGENCE HUMAINE ET SES DEFIS

Prospective et réflexions sur l’homme et sur les mutations technologiques à venir
 
Par Carlos MORENO
Professeur des Universités 
 
 
D’ici cinquante ans, aurons-nous définitivement basculé dans l’Anthropocène ? À moins que nous n’ayons déjà basculé vers une nouvelle ère planétaire, l’ère « cosmozoïque » ?
 
Établir une prospective à cinquante ans est bien évidemment un exercice délicat. Comment définir ce que seront nos vies en 2064, compte tenu de la remarquable accélération qu’a connu le monde ces cinquante dernières années ? Il suffit d’imaginer la même question posée il y a cinquante ans et constater les évolutions entre 1964 et notre monde en 2014 ! Sachant que par ailleurs, les transformations que nous connaissons aujourd’hui à l’échelle planétaire s’accélèrent encore du fait de la dynamique engendrée par les effets conjugués de la croissance démographique, de l’urbanisation, des nouvelles technologies, des conflits géopolitiques et de la fragilité de la vie humaine elle-même. Mais, le pari est pris en acceptant cette invitation. Voici donc le fil conducteur de mes pensées autour de la thématique cognition, numérique, robotique, nouvelles technologies.
 
HOLOCÈNE, ANTHROPOCÈNE, MOLYSMOCÈNE ? 
 
Projetons-nous en arrière, il y a 10 000 ans, date à laquelle démarre l’Holocène (du grec holos : entier et kainos : récent), période qui suit la dernière glaciation planétaire. Au cours de cette période, on a vu l’homme devenir chasseur, puis agriculteur ; les grandes révolutions industrielles (invention de la machine à vapeur, de l’électricité, puis de l’informatique) ont ensuite considérablement accéléré la transformation qu’au cours de l’Histoire l’homme a également opéré sur lui-même et sur son environnement. Ces cent dernières années, la population mondiale est passée de deux milliards à plus de sept milliards d’habitants. Sur cette même échelle, l’activité humaine a produit un taux croissant de CO2 qui, pour la première fois, en 2013, a dépassé le seuil de 400 ppm (partie par million) – mettant ainsi sérieusement en danger l’humanité et remettant en cause son futur.
 
Il me paraît pertinent, au vu de cette très forte accélération des mutations de notre monde, de s’interroger sur des trajectoires de nature différente, correspondant aux choix que les hommes ont à faire aujourd’hui. La véritable question, me semble-t-il, c’est de savoir ce que nous ferons des capacités extraordinaires, presque illimitées, dont nous allons nous doter via les progrès du numérique, des sciences cognitives et de la robotique.  
 
D’ici cinquante ans, aurons-nous définitivement basculé dans l’Anthropocène (du grec anthropos, l’homme) ? Ce terme, popularisé par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen, désigne une nouvelle période géologique qui débuterait à la fin du XVIIIsiècle avec les révolutions industrielles et se caractériserait par une influence prédominante de l’homme sur le système terrestre. À l’heure actuelle, cette période n’est toutefois pas officiellement reconnue et ajoutée à l’échelle internationale des temps géologiques. On peut imaginer qu’au vu des considérables transformations qui s’annoncent, avec la concomitance de quatre nouvelles révolutions scientifiques – la révolution numérique, la révolution nano-technologique, la révolution bio-systémique et la révolution robotique-cognitive –, le basculement sera, d’ici cinquante ans, acté. 
 
À moins que nous n’ayons déjà basculé, dans cinquante ans, vers une nouvelle ère planétaire, l’ère « cosmozoïque » (pour reprendre le nom inventé par le Pr. Maurice Fontaine de l’Académie des Sciences, qui signifie « vie dans l’espace »). Il est en effet possible que les progrès des technologies combinés aux difficultés que nous aurons à vivre sur une planète fortement endommagée et manquant de ressources nous conduisent à la colonisation de nouveaux territoires sur la Lune, Mars, ou des exo-planètes. 
 
Je trouve également intéressante l’idée avancée par Maurice Fontaine qu’au sein de cette nouvelle période que l’humanité connaît, nous soyons en fait actuellement dans une période dite Molysmocène (« âge de la pollution »). Idée qui repose sur le fait que les paléontologues du futur, s’il y en a, découvriront sur Terre peu de restes humains fossilisés mais énormément de déchets – fait qui a également donné l’expression « Poubellien supérieur » proposée par certains géologues et archéologues ! Un raccourci qui nous permet de mettre en exergue un défi majeur pour l’humanité à l’échelle des cinquante prochaines années… Notre planète sera-t-elle en capacité de nous accueillir ? 
 
J’ai eu l’occasion de découvrir grâce à l’un des grands navigateurs français cette réalité nommée « Sixième Continent », ce gigantesque amas de déchets qui s’est formé dans le Pacifique entre la Californie et Hawaï. Découvert fin 1997, cet amas, composé à 90 % de plastiques générés par les activités humaines et acheminés par les courants marins, avoisinerait les 3,7 millions de kilomètres carrés et les trente mètres de profondeur. Cette triste réalité m’a convaincu qu’aujourd’hui, la pollution est bien plus qu’un problème à traiter parmi d’autres. Elle est l’enjeu crucial du devenir de l’humanité. Et la vraie question qu’il me paraît souhaitable de poser est de savoir si d’ici cinquante ans, l’homme aura été capable de se réconcilier avec lui-même et avec son environnement pour amorcer une nouvelle période de son histoire. 
 
VERS L’ÂGE DE LA CONNAISSANCE, VIA L’EMPATHIE 
 
Au cours des cent dernières années, l’Humanité s’est approprié des technologies qui ont transformé les rapports des humains entre eux, avec la planète et avec le futur. Aujourd’hui, nous sommes face à une rupture technologique dont l’ampleur va bien au-delà, de tout ce que nous avons pu connaître avant. Au cours précédentes révolutions, l’homme a découvert et appris à maîtriser un élément (la pierre, le cuivre, le bronze, le fer, l’électricité, la vapeur, le silicium). Avec la maîtrise du silicium et l’essor d’une dynamique de la connaissance transdisciplinaire que nous avons acquise, ce sont quatre révolutions technologiques simultanées que nous avons vu naître à la fin du XXe siècle et au début du XXIe : celle du numérique avec la puissance du silicium embarqué et l’Internet de tout, la bio-systémique avec la compréhension de l’ADN et le décodage génétique, des nanotechnologies et les nouveau matériaux et procédés subatomiques  et  la robotique cognitive avec l’hybridation de notre cerveau avec les intelligences artificielles mécatroniques. Ces révolutions vont engendrer, n’en doutons pas, de profondes transformations dans la relation de l’homme à l’homme, à la planète Terre et à l’espace. Les prémices du changement sont déjà là, et c’est la révolution numérique qui aujourd’hui nous paraît la plus visible. Il ne va faire que s’accentuer dans les années à venir, du fait de la convergence de ces quatre révolutions qui vont toucher toute l’humanité. 
 
Tout l’enjeu de ces années à venir se situe selon moi dans la question de savoir si, forts de l’apport de ces révolutions technologiques, nous serons capables de nous transformer nous-mêmes, et d’atteindre l’âge de la connaissance, un âge qui se caractériserait par le respect de la nature, de la Terre et de l’espace. Saurons-nous laisser derrière nous le genre « Poubellien supérieur » ? Atteindrons-nous finalement la noosphère, terme créé par Teilhard de Chardin dans les années 1930, ou « sphère de la pensée humaine » ? Il s’agit pour cela de développer, au niveau de l’humanité tout entière et en s’appuyant sur les révolutions technologiques, une conscience collective, une maturation qui puisse aboutir à des formes d’organisation plus humaines et plus respectueuses de l’environnement. 
 
La noosphère, à l’âge de l’Internet, comme le dit Nicolas Curien de l’Académie des Technologies, ne serait-elle pas cette conscience collective globale, extension de la conscience de soi rendue possible par les technologies numériques ? C’est un stade que nous avons la nécessité d’atteindre pour survivre, semble-t-il. Le défi le plus important, dans les cinquante années à venir, est bien de construire des rapports à l’Autre de nature différente, en développant une empathie planétaire. Je pense ici au slogan de l’artiste américaine Barbara Kruger « L’empathie peut changer le monde », apposé notamment dans la gare centrale de Strasbourg. L’auteur Philip K. Dick, dans son roman Les androïdes rêvent-ils de motos électriques ? faisait de l’empathie la seule qualité permettant de distinguer les androïdes des êtres humains – de même que dans le film Blade Runner, on utilise un test de psychologie visant à révéler l’absence d’empathie pour distinguer l’artificiel du naturel. 
 
D’ici cinquante ans, nous aurons peut-être réussi à mettre en évidence le rôle, dans le cerveau humain, des neurones qui sont à l’origine de l’empathie, les neurones miroir ou neurones empathiques. En Californie, le Pr. Ramachandran étudie à l’heure actuelle le fonctionnement de ces neurones particuliers. Surnommé le « Marco Polo des neurosciences », il fait partie des cent personnalités à suivre au XXIe siècle selon Time Magazine. 
 
QUELLES MUTATIONS POUR L’HOMME À L’HORIZON DE 50 ANS ? 
 
Quels impacts, dès lors, auront les révolutions technologiques en cours sur la mise en place de cette contagion émotionnelle via l’empathie et la création d’une conscience collective globale ? 
 
La prochaine étape, après la maîtrise du silicium, sera la maîtrise du graphène.  Celle-ci nous permettra de manipuler la lumière elle-même, par exemple. Les potentialités du graphène sont en effet telles (qu’il s’agisse de sa conductivité, de sa résistance, de sa souplesse ou de sa bidimensionnalité qui le rend extrêmement léger) qu’elles devraient bouleverser très vite notre rapport au monde. Le Prix Nobel de physique 2010 a ainsi récompensé les travaux révolutionnaires menés par deux chercheurs britanniques sur le graphène, et le premier colloque mondial sur ce sujet s’est tenu à Toulouse en mai 2014. 
 
Nous connaîtrons en même temps la révolution de l’ADN, puisque nous savons déjà, aujourd’hui, produire de l’ADN. Un institut de recherche européen et une université américaine ont réussi, au même moment, à créer de l’ADN artificiel dans lequel ils ont stocké des données, qu’ils ont ensuite pu récupérer. L’opération, dans l’un des deux laboratoires, a pu être réalisée sans aucune erreur dans la restitution des données. Si nous sommes aujourd’hui capables de lire et d’écrire dans de l’ADN, cela signifie que d’ici cinquante ans nous serons capables de faire de l’ADN un support d’information. Et donc que nous pourrons stocker, à des coûts raisonnables, dans un matériau plus fin qu’un cheveu, une quantité d’information absolument énorme. 
 
Ces potentialités, conjuguées à la maîtrise des nanotechnologies (nano-capteurs, nano-robots, etc.), vont nous permettre en outre de capter des informations physico-chimiques, non seulement dans l’environnement qui entoure l’homme, mais aussi à l’intérieur du corps humain – que nous serons donc en mesure d’explorer complètement. Il est clair en tous cas que la médecine et toute notre approche du corps humain vont être révolutionnées à l’horizon des cinquante prochaines années. 
 
La robotique enfin, discipline née il y a cinquante ans, connaît à l’heure actuelle des progrès décisifs. On voit par exemple que le recours aux drones est en train de se généraliser dans le monde civil, alors que les premiers programmes de recherche sur les drones destinés au monde militaire sont apparus il y a une vingtaine d’années. De même, on voit apparaître les premiers véhicules urbains sans chauffeur de Google. La robotique, poussée par la révolution numérique, va donc transformer, d’ici cinquante ans, notre manière de nous déplacer et, de façon plus générale, tout notre rapport à notre environnement.
 
Il y a cinquante ans, Isaac Asimov avait imaginé le futur de la technologie sur ce même horizon de cinquante années. Il y formulait les Trois lois de la robotique, lois auxquelles tous les robots de ses fictions obéissent et qui ont fait école dans le domaine de la robotique : 1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger ; 2. Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la Première loi ; 3. Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la Première ou la Deuxième loi. Aujourd’hui, nous sommes capables de concevoir des machines sophistiquées dotées d’une grande autonomie. Au Japon, les premiers robots dotés d’émotions ont été présentés il y a peu. De même, en juin 2014, pour la première fois, un robot capable de comprendre entre 70 et 80 % d’une conversation a été présenté au public. Nous voyons donc apparaître les premiers robots humanoïdes qu’avait imaginés Asimov : des robots autonomes et hybridés, capables de ressentir ce que nous ressentons. 
 
L’hybridation entre l’homme et la technologie se renforce donc et il est certain qu’elle va s’accélérer encore au cours des cinquante années à venir. Nous sommes aujourd’hui capables, en laboratoire, de piloter un robot par la pensée. D’ici cinquante ans, ce sera une pratique courante. Nous sommes également en passe de nous hybrider nous-mêmes avec l’implantation sur ou dans notre propre corps d’équipements connectés, comme les Google Glasses ou des prothèses de hanches, par exemple, porteuses d’intelligence embarquée. La connectivité sera donc intrinsèque à l’existence humaine et les rapports de l’homme à son environnement et à lui-même en seront profondément modifiés. 
 
L’ampleur de ces mutations à venir est telle que certains n’hésitent pas à annoncer un « transhumanisme » dans les décennies à venir. D’ici cinquante ans, aurons-nous réalisé les prédictions d’un Ray Kurzweil, gourou du transhumanisme aux États-Unis, fondateur de la Singularity University, et aujourd’hui directeur de l’ingénierie chez Google ? Pour Kurzweil, nous serons bientôt capables de télécharger le contenu de nos cerveaux, ce qui ouvre la possibilité de créer des cyborgs, tels que ceux qui ont été imaginés il y a cinquante ans par Marvel. Même si ce n’est pas le cas, il est clair que l’homme, d’ici cinquante ans, ne sera plus le même qu’aujourd’hui. De même qu’il n’est plus aujourd’hui ce qu’il était il y a cinquante ans : avec la capacité à être connecté à tout moment à l’ensemble de la planète, l’homme a trouvé l’Aleph qu’annonçait Borges, ce point de l’univers où tout est visible à tout instant. 
 
Cette transformation de l’homme par l’homme est donc bel et bien une réalité, mais elle se trouve en même temps confrontée à sa capacité à relever les défis environnementaux et climatiques qui menacent sa survie. Au-delà de la question d’un potentiel transhumanisme, la véritable question qui se pose selon moi aujourd’hui, est de savoir si nous serons capables de ne pas nous détruire nous-mêmes. Cinquante ans, c’est un temps qui peut paraître long, mais c’est presque demain si l’on considère les dangers environnementaux qui nous menacent ! Dans certaines îles du Pacifique, les hommes ont déjà été contraints de quitter leurs terres avec la montée des eaux. 
 
L’homme saura-t-il retrouver la sagesse de sa nature profonde pour vivre en harmonie, surmonter ses égos et pulsions destructrices vis-à-vis de ses propres congénères ? Le monde dans lequel vivront nos enfants et les enfants de nos enfants sera-t-il un monde à la hauteur du potentiel de l’intelligence humaine ? Un défi pour tous à relever aujourd’hui avant qu’il ne soit trop tard !
 
Carlos MORENO, membre du CEPS et Président du club Ville de Demain, est aussi expert international de la Smart City humaine, Initiateur de la City Protocol Society, enovyé spécial Smart City par Anne Hidalgo, Maire de Paris et Chevalier de l’Ordre de la Légion d’Honneur.
 
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